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Antoine Marchal

écrits

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La mère, 1996

65 x 80 cm

LE LINCEUL TRANSFIGURE
Introduction


«  L' indicible se fait trace, invisiblement visible et visiblement invisible". Claude Burgelin


Au regard de certaines œuvres d' aujourd'hui, on peut être frappé par le vide, le manque ou l'absence.

Les qualificatifs eux ne manquent pas pour étiqueter tel ou tel école ou mouvement et souvent ils soulignent encore ce qui n'est plus visible : art abstrait, non figuratif, minimaliste, pauvre, brut…
Après nous avoir convoqués avec les saints dans les jardins surnaturels où Marie accueillait l'ange de l'annonciation ; après avoir conquis l'espace  de la création avec une utilisation toujours plus audacieuse de la perspective, la peinture est-elle arrivée au bout du chemin ?
Si le vide marque l’absence, il est aussi créateur d'espace, fondation d'existence du trait qui, dans la tradition de la peinture chinoise transforme l'existence  en présence. Il est frappant de voir combien l'art, aujourd'hui,  utilise

la matière. Si le sujet s'absente,  le réel n'a jamais été aussi présent (terre, déchets, collages, amas de peintures…). L'artiste donne donc à voir, mais le sens n'est plus exposé. L'espace du tableau acquiert une quatrième dimension et devient un espace-temps. Comme chez Jean Le Gac, par exemple, la figuration réclame  une histoire.  
Se confronter à l'indicible pour un plasticien c'est affronter l'invisible. Le tableau creuse un vide, convoque une mémoire et peut ainsi devenir un espace de présence.  Les corps et les visages sur les toiles ou les papiers de Marie-France Chevalier  ne s'effacent pas, ils s'animent. Les formes s'ouvrent,  le souffle passe allant toujours du non-être à l'être. La toile comme les linges roulés au fond du tableau vide.

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Mater senex, papier de riz marouflé/toile - 1996
100 x 80 cm

1 - le tombeau vide


Imaginons un cadre autour des personnages d'Adam et Eve dans la fresque de la chapelle Brancacci. L’ange n'est plus dans le champ. Ce détail de l'œuvre de Masaccio apparaît alors comme une préfiguration  des images que nous offre l’art contemporain. Les corps et les visages sont marqués par l'absence, par le manque. Cette carence n’est pas comblée.  L'image interroge par ce qu'elle montre et par ce qu'elle ne sait pas montrer. La souffrance et la douleur des corps deviennent sans cause, incompréhensibles, inexplicables, inextinguibles.
Dans la série d'œuvres intitulées les hommes qui marchent, Marie-France Chevalier travaille sur une superposition de papiers fins. Les encres et teintures liquides pénètrent ces épaisseurs  laissant des traces de plus en plus ténues. L’anecdotique disparaît. L'artiste découvre alors le cœur ou l'esprit du « boulot" qu'il est en train de faire, et c’est véritablement une découverte  compte tenu de l'impossibilité de contrôler  précisément la réaction du papier à l'encre. C'est  comme si, inconsciemment, les taches les plus importantes étaient plus appuyées,  plus imprégnées.  A la fin de la série, que reste-t-il ? Une empreinte blanche sur un fond noir. L'indicible  s'est fait trace. Ce n'est pas un souvenir effaré  des mémoires,  c'est l'empreinte  indélébile  qui devient présence fécondante.
Le premier tableau de la série est comme l’appel aux disciples dans l'évangile selon Saint-Jean «  on a enlevé le Seigneur du tombeau… » On est invité à entrer dans ce trou vide, à voir au-delà  des apparences. Que voit-on ? Quelques traces sur une toile tachée. Comme des bandelettes posées là, dans un coin. La première « peau » expose une image, un cadre et une histoire. Nous marchons quelques pas derrière deux personnages. A mesure que l'on  entre dans le tableau, que l’on dévoile  feuille à feuille cette image, l'artiste nous dépouille,  creuse en nous le sentiment de l’absence et en même temps rend possible une véritable présence. L'artiste  cherche une image qui révèle. Sa toile est toujours à la fois l'obstacle qui cache, qui fait écran  et en même temps la surface capable de capter la lumière.
Si l'image contemporaine est empreinte, elle est aussi référence. Les bandelettes et le suaire sont des signes qui font entrer les disciples dans la compréhension des Ecritures. Sans ces Écritures,  le tombeau vide devient une triste affaire de violation de sépulture.  L'œuvre d art n'est pas «auto-signifiante ». Elle s'ouvre  et ouvre celui qui la voit sur autre chose. Le cadre n'est plus frontière. Dans la série les hommes qui marchent, les silhouettes  si présentes sur la première feuille s'effacent laissant le papier blanc, l'espace qui s'ouvre. Le corps n'est plus  exposé, il est présent. Sa présence ne s’ effacera pas, elle peut devenir fécondante. Exposer des traces donne ainsi une profondeur nouvelle au tableau. Cette profondeur est celle du temps : avant, il y a la mémoire d'une histoire, après  la transformation mystérieuse que l'on peut ressentir dans le face à face avec le tableau.
Perte du sens, perte du cadre et du point de vue, l'image peut provoquer en nous une perte de l origine, de l'original. La trace ou le fragment que l'artiste  nous montre n'est pas le détail d'un ensemble qui existe ou qui a existé. L'œuvre n’est pas une image souvenir, elle est l'exposition du souvenir lui-même. Elle ne fait pas référence  à  une beauté passée  et disparue, elle expose la trace d'une présence que l artiste ne peut pas ou ne peut plus figurer.
Sur la toile intitulée passage MF Chevalier nous montre des  corps silhouettes qui se superposent. Les différents plans se confondent, il n'y a pas d’espace ou de lieu créé. Le seul espace est celui du tableau. Pas d'ombre, la seule ombre est celle du trait. Les différentes étapes  du travail sont exposées  simultanément.  Ni apparition, ni disparition, on est devant des présences plus ou moins floues, plus ou moins différentiées. On peut reconnaître  certains visages de personnes proches de l'artiste,  mais la question du modèle ne se pose pas. Il est clair que ce  n'est pas une photo de famille. Une histoire est présente derrière l'image, mais le fond lumineux de la toile a perdu sa trace. Plus d'origine,  plus de modèle, l'artiste colle patiemment ces fragiles fragments de papiers déchirés imbibés de ces corps qui deviennent ainsi les signes d'une absolue présence.
La représentation s’épure. L'accessoire et le superficiel sont évacués. Aucun refus de la figuration dans ces images, mais au contraire la volonté d'atteindre le cœur même de cette figuration : la matière et les corps. La démarche, ici, n'est pas minimaliste. Elle est ascétique.


2 - l’art rend visible


Alors que voyons nous ? Le tombeau vide n'est pas  complètement  vide. Les disciples voient avant de croire. L'aboutissement de la peinture n'est pas la toile blanche.
Marie France Chevalier nous place maintenant devant un corps abandonné.  Mort déchirante et douloureuse. Image de la mère  enfantée par sa fille. L'œuvre est forte. La matière est très présente, la couleur est saturée.  On est face à une blessure ouverte. L'image  est encore trop narrative, trop expressive, trop contrôlée. Il faut aller plus loin ou plutôt plus avant, plus profond. L'artiste va prendre l empreinte de son tableau en posant dessus la surface d'une toile blanche. C'est La Dernière Trace.
Nous ressentons un malaise devant ces images. Le corps dépouillé de tout : sa beauté, sa force, son expression, sa forme même.  Chacun souhaite laisser une bonne et une belle image de soi ; il est agréable de voir un joli portrait de l'être aimé et disparu. Ici, il faut trouver l'image vraie ou plutôt  la trace qui manifeste la présence. L'artiste abandonne aussi toute maîtrise,  tout ce que l'on appelle le « métier ». C'est le risque ultime et nécessaire pour déposer sur le papier l'image obsédante de la mort.
Mais cet abandon n'est pas  une capitulation devant un fatum où le temps n'apparaît que comme effaceur de mémoire.  Il y a création d'une nouvelle image. La Dernière Trace  est un nouveau tableau, ce n'est pas une reproduction ou une variation de Mater senex. L'image  fait référence, elle n'est plus autonome, mais ce n'est pas un simple contretype. Ainsi, l'adjectif  Dernière  ne fait pas écho à une ultime copie où la matière  (mémoire ) disparaît, il marque la frontière  où le visible devient vision. La mort acceptée,  dépassée  est une renaissance. Le deuil est une nouvelle gestation. On pense aux quatre étapes  du voir de la tradition chinoise :  voir ; ne plus voir ; s'abimer à l'intérieur  du non-voir ; re-voir.
Une autre image marquante, visible et très réelle  nous est offerte par Pascal Convert  avec Bas relief(1999-2000). Le modèle est ici une photo de Georges Mérillon dite la Pieta du Kosovo prise en 1990. Pascal Convert va réaliser une œuvre tout autre. A partir d'un plan sans matière ni relief, il va modeler un bas relief en terre, puis un tirage en cire. L'œuvre est imposante, elle se présente  sous la forme d'un  mur de cire à échelle humaine visible des quatre côtés. La matière est très présente,  on est loin d'une démarche  minimaliste et pourtant ce que l on voit n'est que le négatif de l'image. Le relief est soustrait au bloc de cire, la lumière à la surface du bas relief renforce ce sentiment d étrangeté. Le spectateur est à la fois devant une veillée  funèbre  et devant l'absence  de cette veillée. Devant l'évidence matérielle  que cette scène  ne peut pas être devant nous, dans une salle de musée. Que la nature de cette scène est tout autre. Ce qui est montré révèle  l'informe  et manifeste toute la distance  entre l'image  photographique immatérielle  et réaliste  et l œuvre  plastique très matérielle et objective. Ce grand mur de cire blanche percé de ces mains si présentes de leur absence est aussi un tombeau vide. Vide des corps qu'il devrait contenir, mais plein du sens profond que signifie leur absence. Dans le cas de Pascal Convert, de Marie France Chevalier et des artistes dont nous pouvons voir les œuvres à ce colloque, cette présence  cachée, pressentie par quelques traces, quelques empreintes, quelques traits, n'est pas de l'ordre du concept, de l idée,  mais s'inscrit dans une matière très palpable. Un troisième exemple que je vous propose s intitule  re-pausée. Il s'agit d'une œuvre très récente  de MF Chevalier. La matiere est ici une feuille de kraft, un papier très lourd, rugueux qui résiste au travail de l'artiste. Cette feuille est au début le support qui reçoit les papiers fins utilisés par l'artiste. Puis les traces du support deviennent des traits. Sur ce papier, un corps pause. Cette suspension fragile, ce silence plus musical que pictural est tracé de courbes  souples et ouvertes. Avant même que le corps ne soit représenté il s'échappe.  La pause est finie, le modèle est absent. L académisme n'est plus  de mise. La question est celle du regard porté sur le corps de l’autre et de l'instant où l'artiste voit et peut rendre compte de la vérité profonde de ce corps.
« Trace invisiblement visible », l’art rend visible l’absence, crée un espace entre le sujet et sa re présentation.  La matière  est de plus en plus présente  dans la sculpture bien sûr,  mais aussi sur les toiles et pourtant le véritable sujet n’est pas exposé. L'œuvre, par sa présence tangible, change notre regard.
«  vient donc aussi Simon Pierre, qui le suivait, et il entra dans le tombeau. Il voit les bandelettes posées là, ainsi que le suaire qui était sur sa tête, non pas posé avec les bandelettes, mais roulé à part  dans un autre  endroit. Alors donc entra aussi l'autre disciple,, qui était venu le premier au tombeau ; il vit et il crut… » ( Jean 20-6,8)


3 - l'image Pieta


Dans les représentations de la vierge à l enfant ou de la Pieta, Marie met un corps en présence. Dans les tableaux  et sculptures commentés dans les deux paragraphes précédents  on retrouve la même chose. Fuir la représentation  pour atteindre la présentation et peut-être  la présence. Devant de belles œuvres , on perçoit  en premier lieu l'objet.  Il capte le regard par sa matière,  par sa rugosité, par son refus du décoratif.  Le commentaire va d abord et tout naturellement  porter sur le travail de l'artiste-artisan et pas sur le sujet du tableau. Ce qui est présenté déborde très largement les limites du cadre et met en jeu non seulement l'artiste et son œuvre, mais aussi le spectateur  et parfois le lieu d'exposition. Le tableau invite une présence pour une rencontre.
Claude Burgelin écrit, à propos des romans de Georges Perce : «  l indicible se fait trace, invisiblement visible et visiblement invisible. » Cette phrase colle parfaitement au travail de be1ucoup d'artistes contemporains. Il suffit de remplacer le mot indicible par « immontrable » ou « infigurable", On peut voir à l'œuvre cette mise en espace de l'invisible sur deux toiles de Marie- France Chevalier  intitulées  Métamorphoses 1 et 2.
Jeu subtil du dévoilement où chaque pellicule de papier protège et en même temps expose une silhouette de lumière. Ce cocon translucide trouve un écho dans la grande chevelure qui enveloppe l'épaule  située  sur la droite du tableau. Trace d’un être mystérieusement imprimé  sur la toile. La rencontre de deux tableaux crée l'espace de la présence,  mais aussi du changement, du temps qui passe, de l'histoire.

  Je fais souvent ce rêve étrange  et pénétrant
  D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
  Et qui n'est chaque fois ni tout à fait la même,
  Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.


Les vers de Verlaine expriment merveilleusement le bonheur fragile et lumineux que l'on ressent face à chacune de ces toiles. La métamorphose énoncée par le titre est surtout le changement  du regard du spectateur face au mystère  du corps qui expose l'être humain,  son cœur, son âme. La matière du tableau participe aussi à cette étrange impression d'instabilité,  de retournement. La lumière se reflète sur les fines peaux du papier créant des transparences diaphanes. Instants précieux  de la transformation, de l'incarnation où le corps prend forme et où les certitudes se changent en confiance.
Ainsi la rencontre que l'on peut faire face à une œuvre d’art  contemporaine est éclairée  à la lumière  de celle que font les disciples de Jésus à l'intérieur du tombeau vide. La présence  révélée par un travail en creux, par une trace, une empreinte tangible. L'artiste creuse, gratte  dévoile, cherche au cœur de la matière qu'il travaille la forme ou le trait qui va lui permettre de VOIR quelque chose, de capter un visage ou un corps. Devant le tableau comme autour de la sculpture un espace est créé et cet espace est un lieu de présence.
Dans l'atelier  de Marie France Chevalier  «  la précieuse matière » d'un pan de mur exprime parfaitement cette présence. Le plâtre  du mur a absorbé plusieurs mois de travail de l'artiste : le tracé répété d'un corps, les échecs,  les réussites … Il reste une empreinte, un heureux hasard, une présence ineffaçable.

Antoine Marchal, 2001


 

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