top of page

Sylvie Fabre,

écrits

-

iris - 2panneaux -1.jpg
iris - 2 panneaux -2.2.jpg
iris au jardin - acrylique, terre,marouflé sur bois
116 x 96 cm

AU CŒUR POETIQUE DU PAYSAGE ET DU REGARD,

L'ETERNITE D'UN FLEURISSEMENT

Un iris,
et tout le créé justifié ;

Un regard,
et justifiée toute la vie.
François Cheng



  La dernière exposition de Marie-France Chevalier à Lyon, à la galerie L’œil écoute, est emblématique de sa démarche d’artiste. Elle m’a transportée au cœur du paysage, dans des terres d’attention, de beauté et de reconnaissance,  qui, dans les temps sombres que nous traversons, est une occasion d’émerveillement. On pourrait même parler d’une aventure d’éveil de par l’alliance parfaite dans ses œuvres entre éléments naturels, rythme et couleurs qui nous mettent dans la vision en nous rendant à une émotion empreinte de bonheur et de nostalgie.  Nous nous rappelons alors que toute sa peinture, si elle donne accès à  la vie comme ouverture des sens, amour et renouveau perpétuel, témoigne aussi des fragilités du vivant, de l’impermanence des choses et des êtres, et par là-même d’une privation.

  Le titre de l’exposition, Mono no aware, sorte d’équivalent de notre memento mori, l’illustre, de même que le choix de la part dominante du règne végétal dans les œuvres, fleurs feuilles herbes qui y sont montrées dans toutes leurs déclinaisons et leur éphémère. De natures vives à natures mortes, le temps, thème essentiel chez Marie France Chevalier, est là comme le signe d’une vie dont nous recevons la venue, admirons la floraison, mais occultons trop souvent la fanaison et la finitude. Nous sommes des humains de passage dans un monde où chaque autre règne est aussi destiné à disparaître. Mais avant, nous souffle l’artiste, il faut déplier l’espace de la terre et regarder le ciel et la terre où glissent soleil et lune, brumes et nuages, il faut entendre la mélodie des couleurs, travailler la matière et le sens avec la mémoire des choses et des êtres, en accomplissant le geste d’accueil qui donne accès à une plénitude, même fugace.

  Le geste de peindre, comme celui d’écrire, naît d’une nécessité intérieure et du besoin absolu d’un poiein, d’un faire qui marque une façon d’être au monde. Il reconnait le don initial de la vie, le prolonge et le transcende dans le laps du temps singulier qui est le nôtre sur cette terre. Sentir la beauté, en goûter les langages, les formes et les couleurs, n’est pas nié le mal, la douleur ou les vanités du monde mais prendre le chemin d’un mystère. Ce tout qui est aussi le rien, précocement reçu et cultivé depuis sa jeunesse, Marie-France Chevalier le rend dans sa création, en utilisant la matière (terre, eau, poudre, café, plantes, papier, tissus, pigments …), les instruments (crayon, fusain, pinceau, cuter…) et tous les moyens d’expression (dessin, aquarelle, fusain, empreinte, peinture…) qui lui sont donnés dans l’art pour le porter au plus loin. Une partie de son travail au fusain autour de la maison et des vanités en témoigne, mais aujourd’hui c’est la peinture, acrylique et huile, qui le décline. Elle y insère parfois de la terre, des pétales, des brindilles ou des cendres. Elle l’étale, la creuse, gratte la toile, déchire le papier pour  nous offrir, dans l’espace-temps de son œuvre, un palimpseste qui révèle la substance et l’essence du monde, joie pour les yeux et l’esprit, et des instants d’éternité lentement conquis sur l’exil ou la mélancolie.
  Dans ces tableaux où s’éploient, tel un trésor sans pourquoi, les fleurs des champs ou de son jardin, on entend le vent agiter les herbes et chanter des oiseaux invisibles, car si rien ne dure sur cette terre, nous suggère-t-elle, rien ne meurt dans l’épiphanie de la toile ou du papier. Le temps y est comme suspendu, l’espace élargi. Peindre devient une translation où le vivant entré dans le regard, passe par la main de l’artiste pour nous livrer ses souffles et le secret de ses écritures. Nous entrons alors dans un arrière-pays sensible et spirituel où elle-même se tient dans la solitude habitée que nous la rejoignons. Le mouvement sensoriel du pinceau, la force agissante des couleurs nous traversent, et nous ouvrent à une unique vibration et à ses présences : rouges pavots dans le vert de l’été, nuages blancs, arbre fondu sur le gris du rocher, racines sombres et feuilles détrempées par la neige, pluie de rayons dont le tableau ou le livret nous révèlent paradoxalement le foisonnement et la continuité. Partagée en deux par un trait, la toile réunit les mondes d’en bas et d’en-haut. Le cycle de la vie y poursuit son cours, ordonné ou exubérant, dont le travail de l’artiste révèle toutes les circulations.

  Dans l’œuvre entière de Marie-France Chevalier, et quel que soit le support utilisé, puisqu’elle travaille aussi bien sur des ardoises, de grandes enveloppes et des livres que sur le papier ou la toile, le paysage naturel, son jardin personnel, les intérieurs et même les corps, sont saisis dans leur transformation tributaire des jours des âges et des saisons dans un paysage en métamorphose perpétuelle. L’entrée dans le printemps ou l’arrivée de l’hiver sur le massif, la contrée vierge qu’est une chambre quand on la peint, l’espace vide d’une dépendance, la présence humaine, en particulier à travers le corps féminin, mais elle a peint aussi celui de son frère ou de son père, sont montrés dans les variations incessantes de la lumière. Cette dernière donne à la montagne, aux choses ou aux bien-aimés une manière d’apparition ou de disparition qui se découvre dans le cadre du tableau mais le déborde.
  Dans cette dernière exposition, les nombreux leporelli participent aussi, grâce à leur forme en accordéon, à ces levées de clartés soudaines mais les inscrits dans une étroite horizontalité ou une longue verticalité qui leur donne leur tempo. La végétation, telle une architecture en devenir, y est montrée mouvement ou dialogue, fusion ou quête. Ces différentes nuances de lumière, de formes et couleurs permettent à Marie-France Chevalier d’exprimer dans sa scansion et sa diversité, le paysage immuable et changeant du Vercors, avec ses sentiers qui butent sur le ciel ou la pierre, ses prairies soulignées par les traits des sapins et les taches parsemant les herbes.  Elle recrée dans son œuvre l’entremêlement somptueusement coloré des végétaux et la nudité de la roche. Ainsi, comme le poète fait quelque chose avec les mots, l’artiste fait quelque chose avec l’ordonnance ou le chaos du monde, la liberté de la lumière et les lignes de la terre pour mener la quête toujours inachevée d’une beauté vécue, elle, dans son éternité.  

  La montagne est un dehors-dedans. Qui l’habite profondément en offre un paysage vu écouté et intériorisé à jamais. Ce qu’un pays charrie de visions et de chants, de départs et de retours, trouve sa réalité transcendée dans le poème comme dans le tableau. Chez Marie-France Chevalier, l’atelier de Lyon me laisse le souvenir du bleu qui nous attend aux fenêtres et que sa main de peintre transfuse. Me reste aussi en mémoire les contours subtils, pastels de rose-mauve-perle des corps féminins ébauchés qui habitent le vide, appellent le désir et soulignent l’insaisissable. La vie semble une apparence, notre corps une silhouette au miroir, le tableau en tente seulement une approche, mais sa surface est aussi profondeur, et la peinture, lucide empathie, y fait entrer de la chair périssable, de l’esprit et un cœur ardents. Dans la création de cette artiste, le fleurissement des formes des couleurs et du trait est encore une échappée hors les frontières du temps. Nos vies ressemblent aux pétales ou à la neige qui nous apprennent la présence, l’effacement et la trace. L’artiste, qui l’éprouve irrépressiblement en rend compte avec passion. Dans les autoportraits de Marie-France Chevalier, nul hasard si son corps et son visage s’offrent à la transparence ou se perdent dans l’ombre, peut-être d’une enfance éternelle ou d’une vieillesse à venir qui crient amour. Il y a un appel, du silence et une respiration de l’âme dans les œuvres de cette artiste. Il y a aussi la clairvoyance du regard et la force légère des mots qui chuchotent non loin d’elles, dans des carnets. Il y a l’en vie en compagnie de l’autre, ancêtres ou enfants, vivants ou morts.
  L’atelier du Vercors les garde au secret de la maison native ou d’une grange déserte. Les œuvres qui en viennent ont été les premières que j’ai découvertes lors d’une exposition au centre d’art de Poët-Laval. Fenêtres et portes y exsudent une blancheur violente, pour mieux y pénétrer le noir ou  peut-être y attirer l’or du temps. Des éclats de jaune, couleur la plus ardente du spectre solaire, en effet traversent ces toiles, elles nous murmurent que la lumière, qu’elle vienne de l’extérieur  ou de l’intérieur, du soleil ou de la lampe, trouve son plein rayonnement dans la nuit. La raison s’en cache dans l’énigme d’une vie avec la mort.  Les chaises, les fauteuils, les lits, choses usuelles d’un quotidien, dans les dessins et les tableaux de l’artiste, prennent l’aura particulière d’une présence ou se font Vanités. Ils ont cette capacité de faire lever les âmes-fantômes, êtres aimés, rêvés, disparus ou simplement ailleurs que leur vacance appelle à une résurrection. Le travail de Marie-France Chevalier vient toujours d’un présent conjugué avec une mémoire, et d’une révolte couplée à un consentement. Le passé est là, et, si demain il fera jour, nos mots nos gestes le réclament, comme ils réclament la vie et le phénix dont la nature et nous sommes les passeurs ou les gardiens. Nous nous tenons ainsi au cœur d’un legs et d’une transmission autant qu’au centre d’un présent où se réinvente le réel. Dans la peinture, comme dans le poème, tout, un instant, est sauvé.  
  Le  paysage, montée descente et remontée, est en montagne toujours spirituel.  Dans la peinture de son Vercors natal, les pentes crêtes et cimes, les pommiers dans le pré autour de sa maison, le jardin, se revêtent d’une autre lumière, celle des origines et des fins et d’une présence qui touche au mystère. Derrière le rideau d’arbres, les herbes folles du talus, devant le myosotis, la rose ou l’ancolie du tableau, comme devant un visage, sien ou autre, il y a la rencontre avec les enracinements et les fuites, des noms tus, des choses vécues rêvées, leurs douceurs ou leurs blessures. La peinture de Marie-France Chevalier nous parle de cet indicible, du lien et d’un paysage sans pays, parce qu’il est lui-même un pays qui nous contient et que nous contenons aussi jusqu’à le faire naître et renaître dans nos yeux ouverts, dans la parole interminable. Dans l’au-delà du tableau ou l’inconnu du dessin bat l’unicité d’un être au langage, peint ou écrit, qui est le lieu de son habitation.     
 

©ChristopheChéron -photographie digitale -56x91cm
©Christophe Cheron
Sur le talus, photographie digitale
56 x 91 cm

  Dans cette exposition, le travail photographique de son ami Christophe Chéron avec laquelle la peinture de Marie-France entre en dialogue, présente la même attention au paysage et à la nature, mais son regard possède une manière singulière de les traiter. Lui a pour support l’image, et pour instrument, l’appareil, son œil et sa focale. La technique photographique demande une prise de vue à un moment donné, en  même temps qu’un contact non différé avec le sujet. Il n’y a pas de confrontation avec une autre matière comme la peinture, et l’instant-clef où l’on appuie sur le déclencheur ne reviendra pas. L’approche est donc forcément différente de celle de la peinture dont le travail de la matière peut être repris et s’inscrit dans une autre durée. Toutefois tout geste artistique, et l’exposition le montre clairement, est toujours issu d’un regard unique, d’une vision singulière et d’un désir de transfiguration.  Ce n’est donc pas la main mais l’œil du photographe qui agit, par-contre c’est son regard qui capte les effets de la lumière et la composition à retenir, qui détermine aussi le cadrage, fixant l’image en son éternité.  Le  travail plus distancié de recomposition et de tirage, essentiel, vient ensuite, pour que la photographie trouve sa pleine nécessité d’œuvre d’art. L’originalité de cette exposition est d’entrecroiser deux regards et deux créations à partir d’un seul lieu, où celles-ci s’originent, le plateau du Vercors, le jardin de Marie-France Chevalier, et d’un sujet commun, paysage et végétation,  qui les lient. Présenter ensemble le travail de ces deux artistes, c’est à la fois nous faire entrer dans une sorte de communion, qui n’est pas osmose, mais enrichissement. Deux sensibilités et deux pratiques ici se répondent mais ne se confondent pas. Dans cette exposition, leurs solitudes se rapprochent et leurs singularités dialoguent.  En un jeu étonnant de contrepoints, de décalages, une suite de superpositions et de contrastes, leur cheminement à chacun crée du beau qui entre en résonance, les images de l’un précédant, prolongeant ou accompagnant les toiles de l’autre, ou vice-versa. Ainsi Christophe Chéron nous montre des photographies de plantes où le motif est saisi à travers un regard acéré et précis, une âme mélancolique aussi. Les tiges épurées et l’intensité crue des couleurs, tranchent avec les fleurs plus impressionnistes, l’effacement ou l’irisation plus chaude des peintures de Marie-France Chevalier. Le photographe a choisi la netteté de la preuve, et non la trace, la chose est là dans sa vérité, et sa beauté n’empêche pas le sentiment d’une mort qui rôde, comme pour ce tournesol saisi dans la rétractation de ses pétales déjà flétries. Son cœur noir immobilisé dans l’attente d’une fermeture qui annonce la nuit ou l’hiver. Comme encore pour ce chou solitaire dont le bleu d’acier résiste pour combien de temps à la neige gelée, et même pour ce pavot rouge sang dont l’abeille qui le polarise nous signifie aussi que la vie ne tient toujours qu’à un fil en passe d’être rompu. Le monde végétal ne nous apparaît plus dans la surabondance inquestionnable dont parle Rimbaud comme chez Marie-France Chevalier, mais dans la concrétude d’un vivant teintée de périssable. Dans les œuvres du photographe, le lien à la nature est davantage de connaissance, plus naturaliste peut-être, et la fragilité de la plante donc de la vie, leur inéluctable défaite, « nous saute aux yeux ». Vanité et vanité des vanités, semble nous dire le voyeur plus que le voyant, bien que les chaises vides ou les portes de la peintre nous parlent aussi de passage. Dans les leporelli de Christophe Chéron, les pavots, saisissants, ont une chair d’un rouge éclatant, mais ils y courent les ombres de l’esprit. Les fleurs des champs, dans la juxtaposition de leurs floraisons printanières, ont aussi des jaunes joyeux, des roses et un violet délicats mais elles sont encadrées par des feuillages dévorés par le sombre. Nos tête-à-tête avec le vivant n’ont point de fin, a écrit Shitao, ils révèlent le plus intérieur de nous-mêmes. En témoigne aussi la grande photo d’un paysage recomposé que nous propose Christophe Chéron, où le grand talus couvert d’herbes au vent parsemées de fleurs abrite l’arbre noir et débouche sur les incertitudes d’un bleu où courent les nuées. Peut-être le vrai lieu de la connivence pour les deux artistes      Mais leur projet commun, né de leur complicité artistique et amicale, est la réalisation d’un étonnant herbier dont le thème principal est la couleur. A chaque page une couleur, du bleu sur vert, du rouge carné, du jaune blanchi, du jaune olive… Et une intervention photographique de l’un mis en regard avec une peinture de l’autre, M.F. Chevalier et C. Chéron fecerunt, dans un seul espace, celui de la photographie. Les noms des plantes choisies apparaissant aussi au bas des pages en latin. La juxtaposition des œuvres, leur addition, n’est pas un choc mais une sorte de continuité heureuse. Elle permet de montrer comment deux regards et deux techniques artistiques se rejoignent pour célébrer un même motif, les fleurs et leur environnement végétal. « Heureux celui qui plane sur la vie, et comprend sans effort le langage des fleurs et des choses muettes », a écrit Baudelaire, cité par François Cheng dans ses Cinq méditations sur la beauté.  Peut-être pourrais-je conclure cette étude en disant que le vivant, si nous sommes capables de l’appréhender dans son incarnation périssable et dans l’élan d’un langage nôtre, est un don d’autant plus précieux qu’il nous révèle à nous-mêmes et nous conduit à une vie agrandie par la création. Dans le moment d’incertitude et de violence que nous traversons, la nature et l’art nous aident à revenir aux sources de l’être et du lien, à la rencontre de la beauté, qui ne peut exister pour l’humain qu’avec la bonté et de la vérité. L’œuvre des deux artistes en porte les preuves et les traces.

 

Sylvie Fabre, 2022

sous les pommiers...

Sylvie Fabre, 2017

  • Facebook
  • Instagram
  • LinkedIn
 
bottom of page